Les heures sonnées, le temps compté
Les cloches de l'église mesurent le temps qui passe et repasse. Distraite, j'entends leur tintement depuis l'ordinateur, assise à côté de la fenêtre dont la vue s'ouvre sur le clocher. J'ai oublié de compter les coups. Pas grave ! Dans cinq minutes, elles re-sonneront. Les voilà. Cette fois, aux aguets, je compte. Un, deux, trois, quatre coups. Il est quatre heures de l'après-midi. En bonne citadine, je vérifie sur ma montre si l'oreille ne m'a pas trompée. Croire ce que l'on voit ou ce que l'on entend? C'est tout l'écart entre le monde de l'écriture et celui de l'oralité.
Dans notre village, l'église sonne deux fois, la première pour avertir, la deuxième pour annoncer. René Salles, dans "Si le temps m'était compté" écrit : pour pouvoir se rendre maître du temps, il faut pouvoir l'annoncer." Deux amis chers, animateur et animatrice d'ateliers d'écriture dans le Sud Ouest sont venus nous rendre visite ces jours derniers et dormir à la maison. Lorsque le clocher a sonné l'Angélus du soir, ils l'ont écouté avec plaisir. De même, les coups répétés des heures qui passent. Un son clair au timbre vibrant qui troue le silence du bourg. Ensemble, nous avons habité les heures tandis que le sablier du jour se dévidait. Je les ai prévenus que la nuit aussi, le temps ici était compté et les heures sonnées. Un de nos fils, venu en vacances, s'en était inquiété. Il craignait pour son sommeil d'urbain. Je l'avais rassuré. Il s'y ferait vite, à cette musique venues du fond des âges.
Nos amis, eux, ne craignaient rien. Ils m'avaient assurée que ce tintement ne ferait que ponctuer et habiter le silence paisible du lieu. Nous venions d'origines rurales, comme la majorité des citadins qui l'ont oublié. Petits déjà, nous avions entendu la chanson des cloches. Sans elles, nos ancêtres auraient été bien perdus sur le chemin de la vie, privés de repères pour connaître le temps... Celui de partir au travail, celui d'en revenir, le temps de déjeuner et d'aller se coucher. Sans les appels à la volée, ils n'auraient pas su les baptêmes et les mariages, les fêtes et les réjouissances auxquelles se mêler. Sans la plainte du glas, ils n'auraient pas pu se signer en hommage à ceux qui s'en étaient allés. Et sans les appels répétés du tocsin, ils n'auraient été avertis du danger (celui du feu ou de la tempête).
Mais déjà les cloches sonnent une première fois. Pour avertir. Vite, je compte les coups. Cinq heures. Les amis s'en sont retournés. Une deuxième fois. Je reste seule avec Pierre. Le soleil est radieux en cet été prolongé. Je me dis que bientôt viendra l'heure de l'Angélus.
Ici, le temps s'égrène, la vie s'écoule, le bonheur bruit et je m'apaise. Très doucement la douleur s'endort tant elle paraît vaine et inopportune au coeur du temps compté. On ne dérange pas les cloches qui sonnent. Etrangement, elles me rappellent que je fais partie de la communauté des hommes et des femmes qui, comme moi, les entendent ou les écoutent. Dans l'haleine tiède du jour qui décline, dans l'ombre du soir qui m'enrobe, je saisis le petit carnet vert et j'écris. Peut-être est-ce ma manière de faire résonner le temps?