Le cri dans la nuit
Je n'avais jamais entendu cette voix-là. D'ailleurs ne faut-il pas plutôt écrire, "ce cri-là"?. Mais le cri était si proche, si intime qu'il se faisait voix. Si le voisin ne l'avait évoqué, dimanche dernier à l'heure de l'apéro sur notre terrasse, je ne l'aurais pas identifié. Comment d'ailleurs reconnaître ce qu'on ne connaît pas. J'en avais entendu parler, j'avais lu quelques articles, vu des invitations à des sorties de nuit pour aller l'écouter. Mais rien de tout celà ne m'avait préparé à une rencontre en tête à tête, où plus exactement de bouche à oreille.
Pierre et moi, étions assis sur la terrasse après le dîner, épiant la nuit qui tombait de plus en plus tôt, prolongeant nos lectures au gré d'un projecteur capricieux. Le noir s'épaississait, troué par une unique fenêtre éclairée sur le causse, qui me servait de point de repère. A ce moment, le cri a surgi, rauque. Cri de gorge, puis de ventre, insistant. Entre l'aboiement, le beuglement et le râle. J'ai d'abord pensé à un chien, un vieux mâle enroué. Mais la voix a pris du volume et le cri s'est répété, renvoyé par l'écho.
Pierre a dit : "Ecoute, c'est le brâme du cerf !"
Proche, si proche, en face, au milieu de l'encre épaisse des forêts, j 'entends l'appel de l'animal, exigeant, prêt au combat, à la lutte pour les femelles et la reproduction. J'épie la nuit, je tends l'oreille. Brâme de présence, brâme de langueur, brâme de défi, je tente de déchiffrer les notes. Je sens, fascinée, le désir qui monte du ventre. Il me semble reconnaître dans ce cri rauque, l'écho de nos cris étranglés d'humains bien élevés. L'église sonne l'heure. Dix coups. Le cerf attend, le silence revient. Bientôt une moto pétarade. Un homme, comme le cerf, tente de bramer pour attirer le regard et conquérir une fille, une femme. Sommes-nous si loin de l'animalité?
Le silence à nouveau. Le brâme reprend. J'ai arrêté de lire, je l'attends, je l'espère. L'animal s'éloigne vers la droite. Je pressens sa plainte, sa colère, son impatience. Je ne me résouds pas à aller dormir, à interrompre la conversation. Je tente de l'imaginer, fier, les bois dressés, prêt au combat et à la parade, vieux mâle possessif contre jeune mâle impatient. Je pense à mon père. Au suicide du vieux cerf évincé dans la lutte contre le temps. L'église sonne onze coups. Silence, je revois le jour qui s'éteint, dans l'indifférence du projecteur. J'inspire et m'enroule dans la préhistoire, celle de l'homme signe et cri. Je tente de faire se joindre et s'accoupler ce qui fut et ce qui sera.
Aujourd'hui, j'ai adressé mon dernier manuscrit, "L'homme qui m'a caressé la joue", à une dizaine d'éditeurs. A chacun son cri dans la nuit.
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