La valise rouge
photo: A. Trekker
Il est des textes qui refusent de s'écrire en "je". Celui-ci en fait partie, qui ne trouve sa voix qu'à travers "elle".
Elle a reçu les quelques objets qui font partie du maigre héritage de son père. Le peu qui a survécu à la vente de la maison familiale et puis à celle de l'appartement de cet homme qui a fini par disparaître sans laisser d'adresse.
Plusieurs paquets de formes différentes, allongées, carrées, minces ou épaisses l'attendent. Elle veut être seule pour déchirer le papier brun qui les entoure. Elle se sent partagée entre l'impatience de la découverte et la crainte d'une ultime déception. Elle a tant attendu, espéré, rêvé ... ce père qui lui a filé entre les doigts. Cette fois cependant, c'est différent. Il n'est plus là pour lui barrer la route du passé.
Sous le papier déchiré, il y a des photos. Celles que le père ne lui a jamais montrées, maintenant le silence autour de sa généalogie. Des cadres lourds, massifs, en métal glacé. Au dedans, le portrait de sa "grand-mère", une femme au visage large, aux cheveux foncés, clairsemés et frisés, sans expression. Elle est morte lorsque le père avait 12 ans. Aussi celui de son "grand-père". Un visage sans expression lui aussi. Mort lorsque le père avait 20 ans. Elle reste perplexe et déçue devant ces clichés mortuaires. Deux inconnus, deux étrangers qu'elle n'arrive pas à nommer ses grands-parents.
Une photo du mariage de ses parents aussi. Elle se souvient de l'avoir vue trôner du temps de son enfance sur le buffet de la salle à manger. Aujourd'hui l'encadrement s'affaisse, les couleurs se ternissent. Personne n'a pensé à le restaurer ou le renouveler. Elle les contemple tous les deux, lui, le regard revolver comme toujours, elle, perdue dans ses pensées comme souvent. Elle ne sait plus qu'en penser. Elle les a tant aimés, elle a tellement cru en leur amour.
Reste un amas informe de photos et d'images plus récentes, toutes mal cadrées et disposées sans ordre au sein d'un ultime album que le père a tenté de remplir. Une vie qui s'en va, à vau-l'eau.
Elle ne sauve du naufrage qu'une toute petite photo miraculeusement intacte dans un petit cadre en bois très humble. On y voit son père, petit garçon à côté de son grand-père à lui, tous les deux en habits du dimanche et au garde-à-vous, à bonne distance l'un de l'autre, devant une porte qui porte le numéro 220. Cette maison, elle l'a connue. Et ces deux-là si sérieux, bien droits et le visage volontaire l'émeuvent. Parce qu'ils expriment la volonté de vivre, malgré tout... Elle la pose sur le rayon bibliothèque à côté de son bureau.
Puis elle décide d'emballer tout le reste dont elle ne ressent que le poids et la résistance dans cette grande valise rouge que les enfants lui ont rendue, amochée et inutilisable, après un voyage en Thaïlande ou aux Etats-Unis. Lorsque tout y est bien callé, elle referme les tirettes et se sent libérée. La valise trouvera bientôt sa place au grenier, en attente d'autres regards que le sien.